Troisième
prix de la Catégorie Tous Public :
Vous
qui venez si tard…, Françoise Bidois
Elle revient de la boulangerie. Dans la rue
encore déserte à cette heure de l’après-midi, elle va comme au bout de sa vie,
marchant en claudiquant, tête inclinée pour aucune autre destinée. Sur le
trottoir, un moineau picorant les miettes oubliées par d’autres passants, l’a
fait s’arrêter. Un instant elle hésite, puis elle pose la main vers le pain qui
dépasse de son cabas. Sur la croûte craquante ses doigts se sont crispés. Pour
ce petit oiseau, elle pense un instant pouvoir partager en souriant son léger
quotidien… Par simple charité ou avec générosité ? Puis son geste se
suspend, il n’apportera rien. Après tout, l’oiseau a chaque jour les miettes
des autres personnes. Sa misère est si lourde, comment la supporter ? Mais
l’oiseau la regarde comme pour la remercier. Elle reprend son chemin jusqu’au placître
de l’église, et s’assoit sur le banc à l’ombre du platane. Le moineau est
encore là, il n’a même pas voleté, juste sautillé derrière elle, et le voici
campé, inclinant la tête d’un côté à l’autre. Les paillettes dorées tombent à
la volée. Le petit piaf heureux embellit sa soirée. Elle lui sourit et le
regarde picorer nerveusement dans le gravillon.
Seule au monde, elle n’a plus de famille,
plus d’enfants présents, peu d’amis, beaucoup sont absents depuis trop
longtemps. Elle se remémore le passé, elle songe qu’à tout instant il lui aura
fallu prendre des décisions. Aucune ne lui a paru compliquée, qu’avait-elle à
craindre de l’avenir ? La vie était tracée, comme toute autre vie. Et
pourtant les craintes ont rempli ses journées, ses nuits. Son chemin se reproduisait,
à son corps défendant. Courageusement, il lui suffisait de faire face à cette
destinée. Qui pourrait être sûr de son avenir ? Elle n’était qu’une femme,
la jeune fille qu’elle fut était si loin maintenant. Pourtant elle la
retrouvait toujours en elle, avec ses espoirs et cette envie de bonheur, cette
soif de poursuivre son existence, quelles que soient les embûches. Laisser la
fin dans un horizon lointain et brumeux…
Si on lui avait dit ce que serait sa vie, en
aurait-elle était plus confiante ? Moins craintive ? Qui peut savoir
ce qu’il y a derrière l’hui d’une maison inconnue ? Elle sait qu’elle a
toujours été dans l’interrogation devant les portes qui devaient lui offrir le
bonheur ou le chagrin, mais elle les a franchies, obstinément. Elle a connu
l’amour sincère, la chaleur d’un foyer, les pas des enfants qui couraient dans
la maison, leurs rires, leurs chamailleries. Une vie de tendresse,
faite aussi de contacts humains, plus ou moins agréables… Puis comme une
rivière sa vie a suivi un parcours parfois tumultueux, parfois paisible. Que
vit-elle à présent ? Le manque, oui c’est là le plus difficile : ce
qui manque ! Une vie sans chaleur, sans entraide, sans écoute ni échange, ne
plus rien avoir à construire, à espérer et surtout ne pas arriver à se séparer du passé.
Juste partager son pain avec un moineau…
Son plaisir quotidien dans cette
grisaille monotone est de parcourir le journal, celui que lui laisse depuis
quelques mois, le concierge de son immeuble. Peu lui importe les nouvelles
tardives, elles ne l’intéressent que superficiellement. Pour elle, il est trop
tard ! Qu’espérer d’un monde utopique ? Non ! Les rubriques
politiques et autres ce n’est pas ces pages-là qu’elle lit, juste les gros
titres qu’elle peut encore déchiffrer sans lunettes. Curieusement, elle s’est
passionnée pour les dernières pages du quotidien. Cela l’amuse de rêver en
pensant souvent : « Comme les gens sont étranges, il y a ceux qui
veulent changer de logement, de voiture, trouver le meuble qui leur manque,
revendre, etc. » De colonne en colonne son imaginaire se concrétise, elle
assiste à d’autres vies qu’elle crée au gré des « petites annonces ».
C’est ainsi qu’elle a commencé à suivre du doigt les annonces matrimoniales…
Sans s’en rendre compte elle a parlé à
mi-voix, le petit piaf, pattes écartées est toujours devant elle. Il n’y a
aucun passant dans le secteur, alors elle poursuit son monologue en fixant
cette petite boule de plumes qui semble si attentive. Elle lui explique, avec
parfois un rire espiègle qui roucoule dans sa gorge, de quelle façon elle s’est
enhardie un jour. Elle a sorti ce bloc de courrier, oublié au fond d’un tiroir,
elle a même retrouvé le stylo-plume et la bouteille d’encre délaissés depuis
une éternité. Elle en a passé du temps à nettoyer le vieux stylo plaqué-or,
mais il a fini par se remplir d’encre bleue, et accepté de faire des pleins et
des déliés lorsqu’elle a commencé la première lettre. De jour en jour elle a
répondu à quelques-unes de ces demandes. Mais oui ! Elle a reçu des
réponses, elle les a classées soigneusement, comme elle a souvent barré les
feuilles en tout genre, parfois page de cahier d’écolier, maladroites,
vulgaires, certaines très osées, jusqu’à cette annonce :
Homme 70 ans,
veuf, physique agréable, assez cultivé, attentionné, bonne éducation,
rencontrerait femme dans mes âges, sensible, mature, soignée, pour construire
relation sincère, amoureuse forte et durable. Pas sérieuse s’abstenir.
Suivait un code puis comme toujours l’adresse
fournie par le journal. Alors un long échange a commencé, entre elle et cet
homme. Des pages où renaissait leur vie passée, mais surtout très vite les
propos sont devenus affectueux, tendres parfois enflammés ne parlant plus que
de l’avenir, cet Inconnu ? Et lui, cet inconnu, quel homme était-il ?
« Qu’en dis-tu toi, petit
pierrot du ciel, ai-je tort de croire que cette troisième vie peut encore être
heureuse ? Suis-je vraiment amoureuse de cet homme qui devrait me rendre heureuse
et que j'aime de tout mon cœur. Il a réveillé en moi avec une vigueur presque
irréelle, cette flamme d'amour enfouie au plus profond de mon être, que je
croyais avoir oubliée. Cet homme qui a su conquérir mon cœur, qui me comprend.
Je me sens bien, c’est un être sensible, quelqu'un devenu cher à mon âme, dont
j’aime tant l’écriture. Ces lettres si agréables que je lis sans cesse en
attendant la suivante venant faire écho aux miennes. Tiens ! Écoute la
dernière que j’ai reçue, je l’ai là sur mon cœur :
Très
chère amie, ma Mie,
Je
lis et relis votre poème amoureusement. Encore un cadeau, votre générosité est
sans limite. Les rubans trainent autour du paquet, je n'ai pas tout apprécié déjà,
ni même bien compris toute sa valeur, il va me falloir du temps pour me réjouir
ou m'attrister selon ce que je vais comprendre. Je vais savourer vos mots que
vous avez ainsi assemblés sur le papier et en goûter la musique. Voyez déjà le
miracle, c'est vers vous et non plus vers mon désir que se polarise mon esprit.
Tout
d’abord, comment définir dans notre cas le mot sincérité ? À ce stade de notre
relation, je suis sincèrement heureux de vous lire. C’est pour l’instant la
seule certitude. Comme je vous l’ai dit, je n’ai jamais eu d’aventure amoureuse
étant complètement épris de mon épouse. Donc je suis naïf en ce domaine. Pour
lutter contre la solitude après son départ j’ai, par l’intermédiaire de ce journal,
fait quelques rencontres, mais n’ai jamais éprouvé de sentiments amoureux profonds,
juste un plaisir partagé, parfois une complicité limitée à certains domaines. Donc
je n’ai pas de passé douloureux, bien au contraire. J’en remercie la vie. Je
ressens à vous lire, un passé bien plus décevant que le mien, et je remarque
que vous dominez bien votre amertume tout en l’analysant, en la disséquant
finement.
Je
n’ai pas envie de jouer, mais je ne me prends plus au sérieux, le temps qui
m’est imparti touche à sa fin, alors l’engagement pour la durée devient
dérisoire. Non, je ne me sens pas piégé, mais bien questionné sur la dignité de
mon comportement. Suis-je digne de ce que vous décrivez ? Je ne désire
aucune preuve, votre parole est validée. Si j’ai parlé de mon désir, qui est
réel, de pouvoir vivre la tendresse amoureuse, il faudra que mes sentiments
soient à ce moment, sincères. Je suis un mauvais comédien. Bien sûr tout cela
est bien prématuré, d’abord une rencontre sera indispensable. Les méthodes
modernes de communication inversent les processus, on parle de ses désirs, et
puis on se rencontre, les situations sont transformées.
J’ai
un peu répondu rapidement, ayant été bien occupé cet après-midi, mais je ne
veux pas faire attendre plus celle qui me donne tant avec tant de talent. Je
vous propose notre premier rendez-vous, à la gare voisine de chez vous.
J’attends votre prochaine lettre m’en donnant le jour et l’heure… »
Le moineau s’élève un moment au niveau du
visage de la vieille femme, puis il vient se poser sur son bras tandis qu’elle
sort de son cabas, une autre feuille pliée dans une enveloppe :
« Vois-tu l’oiseau, dit-elle, j’ai
préparé ma réponse et ne sais encore si je vais la poster, car cette fois le
rendez-vous est fixé. Si j’y vais et que je me suis trompée ? Ou bien
encore, si je suis dupée ? Est-ce raisonnable à mon âge de foncer vers
l’Inconnu ? »
Elle se met à lire en murmurant, cette
feuille calligraphiée avec soin, comme si l’oiseau était devenu un confident
attentif, comme si elle attendait de lui l’ultime conseil d’un complice :
Très
Cher et tendre Ami,
Même
s’il est flatteur pour une femme d’éveiller le désir, il est vrai qu’elle
apprécie aussi d’être vue dans toute sa personnalité, ce que je préfère donc
c’est que vous ne me voyiez pas comme un simple objet de convoitise. Ce que
j’ai aussi apprécié, c’est votre honnêteté vis-à-vis de votre état physique
actuel. Je sais que dans sa tête on est
toujours l’adulte qui s’est construit, dans toute sa maturité et si dans son
corps le temps a passé et fait quelques ravages, il est raisonnable de garder
cette flamme car dans un couple qui s’aime les caresses et l’affection sont
toujours aussi importantes dans la relation. Je comprends que depuis que vous
vous êtes retrouvé seul vous ayez eu envie de faire quelques connaissances, et
cherché les rencontres. Ce que la
rapidité des communications offre le plus souvent à l’heure actuelle :
d’abord l’envie d’assouvir ses fantasmes et comme certaines personnes ne
cherchent que cette forme de relation, on trouve aisément. Il est facile de
briller quand en plus on vous offre ce que vous n’avez pas forcément connu,
libération de libido, étonnement de la première découverte… La première
rencontre physique donne à la relation un éclat amoureux, alors qu’il ne s’agit
surtout que d’une excitation qui ressemble à un embrasement d’amadou. Mais dans
la continuité, quand on découvre l’autre que la stimulation s’amenuise, on
s’aperçoit que cela ne peut continuer sans les sentiments et le respect de
l’autre. Ce sont là les découvertes que l’on fait à l’adolescence, feux de
joie, feux de paille, et l’on papillonne tant qu’on n’a pas rencontré tout ce
qui fait qu’une relation peut perdurer, ou l’on attend sagement que la
rencontre se fasse plus dans la connaissance et la révélation d’un couple, avec
tout ce que cela implique d’échanges, de concessions et disons-le d’amour.
Vous
voulez définir la sincérité dans notre cas, je crois que vous en avez déjà
construit une partie par votre franchise, et je peux vous dire que je ne triche
pas, mes poèmes et propos étaient aussi pour me définir honnêtement. Sans
orgueil, mais fière d’être une femme qui sait donner dans la vie avec
générosité, son corps quand elle donne son cœur, car chez moi les deux battent
l’amble. Quel que soit le temps qui me reste je veux le vivre bien et je ne
supporte pas le mensonge, la tricherie comme je ne l’ai jamais admis et dû
malheureusement le supporter ; et par ce fait ne le donne pas à supporter
non plus.
J’ai
su conserver ma libido, puisqu’il faut en parler, même s’il n’en reste que des
braises, le feu n’a jamais pu être éteint même sous les pires orages, sauf
qu’elle ne fut plus donnée aux hommes qui m’ont perdue.
Je
ne vous juge pas, je vous comprends bien, car s’il en était ainsi de vos
sentiments, je crois que je ne ferai pas ce parcours avec vous, et j’ajouterais
que je ne suis pas d’accord avec Friedrich Nietzsche qui disait :
« La femme n'est pas encore capable d'amitié : elle ne connaît que
l'amour ». C’est jugement au tranchant d’un homme, je suis aussi capable
d’amitié. Appréciée d’ailleurs par mon ouverture d’esprit, ma liberté dans mes
propos et mon art de manier les mots pour exprimer l’érotisme, qui s’approche
plus du désir amoureux que ne l’a fait le Marquis de Sade. Sans gêne et sans
vice, directe et naturelle, juste moi.
J’aime à penser que nous serons l’un pour l’autre la joie
tant espérée, le bonheur qui ne s’installe jamais pour mieux être là tous les
jours, sans routine, avec toujours à découvrir. Dans un flot d’émotions qui me
submergent, j’espère n’avoir que douceur et tendresse venant de vous tandis que
je voudrais vous donner le bonheur de croire en mon amour. J’essaie de vous le
dire, l’écrire pour que vous y croyez bien, sans arrière-pensées, ni doute.
Bien sûr, tout cela est si récent et foudroyant, que vous comme moi, nous
devons nous en étonner. Y croire est le sublime présent que je puisse vous faire.
Pour tout ce qui nous reste à vivre avec notre amour.
Vous
qui venez si tard, dont je ne sais le nom, et moi qui vous attends, enveloppée
de laine… je serai ce dimanche assise sur le banc devant la gare, vêtue de
bleu, avec un châle blanc sur les épaules. »
Pour
remercier l’oiseau de l’avoir écoutée, elle lui donne encore quelques croûtes
puis lentement se lève et se dirige vers la rue de la boulangerie. Elle reprend
sa démarche cahotante, avec au cœur cette image qui l’enchante : l’ombre
d’un homme marchant à ses côtés. Alors même si ce soir le repas sera plus
sobre, l’oiseau lui a confié qu’elle n’était pas l’opprobre de cette société qui
oublie en chemin, les faibles, les déshérités, ceux qui sont sur la fin. La
plus sérieuse des questions est avant tout : doit-on se ronger les sangs pour
tout ? Ne devrait-on pas plutôt conserver son énergie pour vivre les
meilleures secondes qui restent sur la route qui mène au bout du chemin de sa vie,
afin d'en faire le voyage uniquement en accord avec soi-même. Qu’importe
l’Inconnu quand il reste si peu de temps pour le découvrir.
Au coin de la rue, déchiffrant lentement
l’heure de la prochaine levée, hésitante, elle laisse glisser l’enveloppe dans la
boîte jaune qui se referme d’un claquement sec.
Ce dimanche-là, sortant de la gare parmi un
léger flot de voyageurs, un septuagénaire distingué sembla chercher quelqu’un du
regard. Il vit le banc sur lequel sautillait un moineau…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire