Deuxième prix de la Catégorie Tous Public :
Tu écouteras Papa, hein ? Déborah Tupin
Inconsciemment, j’avais remis
en place mes lunettes sur mon nez en un geste rituel que j’avais pourtant
appris à haïr. Devant moi s’étendait un champ frémissant de la légère brise du
soir, en cette chaude journée d’été. Rien d’autre que le bruissement des
feuilles ne venait troubler cet apaisant tableau – et pourtant, rarement je ne
m’étais senti aussi fébrile.
La vieille ferme avait l’air
solennel que le moment voulait bien lui prêter. J’avais beau essayé de
l’imaginer telle que l’on me l’avait décrite, familiale, bruyante, joyeuse et
accueillante, je ne voyais qu’un austère bâtiment gris, dont les probables
pierres patrimoniales avaient été couvertes d’un enduit vieillissant. Les temps
fastes du lieu n’étaient plus, et j’en fus soulagé. L’herbe reprenait ses
droits sur les parterres mal dessinés, la peinture des volets fermés
s’écaillait, et une odeur d’eau stagnante m’emplit les narines tandis que je
contournais la fontaine recouverte de mousse. Si ce n’était ce discret faisceau
lumineux filtrant sous l’imposante porte, on aurait pu croire les lieux
abandonnés.
Je
fus tenté un court instant de croire en cette hypothèse, reléguant la douce
lumière électrique au rang d’une affabulation de plus. J’aurais pu alors
rebrousser chemin, me promettre de revenir, me féliciter d’avoir eu le courage
de mener ma démarche jusqu’au bout, en ces lieux étranges, et de reprocher au
malencontreux hasard le non aboutissement de mon projet. Mais la lâcheté qui
fut mienne jusqu’à ce jour ne m’offrit pas de repos. Et ma main caressant la
crosse du fusil collé à mon poitrail se crispa encore un peu plus, jusqu’à
blanchir mes phalanges.
Le
son sourd du heurtoir retentit dans la cour de la vieille ferme, faisant taire
un court instant le chant des oiseaux et résonnant jusqu’au fond de mes tripes.
Face
à moi, le couple était assis, comme pétrifié. L’homme paraissait plus âgé qu’il
ne l’était en réalité. Je regardais cet inconnu comme si je le voyais pour la
première fois ; et c’était effectivement le cas tant il me semblait
différent des clichés que j’avais scrutés des heures durant avant de prendre ma
décision. Son visage était mangé par une barbe poivre et sel, ses joues
semblaient creuses et les yeux cernés. Il paraissait chétif. A ses cotés sa
femme tremblait comme une enfant. Elle lui avait pris la main, et un instant je
ne vis plus que les tâches sombres qui remontaient sur son poignet.
—
Vous savez qui je suis ?
La
vieille dame secoua doucement la tête, d’une dénégation teinte de l’espoir
qu’une erreur soit possible, qu’on allait en convenir, peut-être même en rire
ensemble avant que cet homme qui les fixait de l’œil noir de son fusil ne s’en
aille. Juste une mauvaise blague.
—
Non, je ne crois pas… ajouta-t-elle en se tournant vers son époux, en quête
d’appui.
Mais
celui-ci ne bougea pas, tout juste cilla-t-il légèrement. Alors elle se
redressa, bien droite, un peu désorientée, le regard figé sur le canon de mon
arme.
—
Je vais m’asseoir maintenant, lui donnai-je comme seule réponse.
En
m’asseyant, mon reflet dans un grand miroir posé sur le buffet vint me frapper
de plein fouet. Je compris en une fraction de seconde ce qui, au delà du froid
fusil dans mes mains, pouvais effrayer ce couple à l’orée de leur vie. J’étais
livide. Blanc était encore trop faible, ma peau semblait diaphane. De larges
sillons bleutés encadraient mes yeux, mes cheveux se dressaient, hirsutes, et
la barbe de quelques jours, si elle m’avantageait d’habitude, me donnait un air
de vagabond. Quant à mes yeux, leur lueur me parut, même à moi-même, témoigner
d’une folie galopante. Je devais donner une impression de mort-vivant. Et c’est
exactement ainsi que je me sentais.
—
Je prendrais bien du café, s’il vous plait, demandai-je posément.
Sous
mon regard insistant, la femme sursauta avec un temps de retard, comme si ma
phrase ne pouvait pas lui être adressée. Elle finit par se lever tandis que son
mari lui tapotait la cuisse, d’un geste d’encouragement que je trouvais,
curieusement et malgré le contexte, extrêmement tendre. Je me surpris à penser
à mon ex-femme, en me demandant si, avec le temps, de la patience, et des
concessions qu’aucun de nous deux n’avaient su faire, nous aurions pu en
arriver là, nous aussi. Avant de me ressaisir et de constater que le temps et les
événements m’avaient déjà, depuis longtemps, apportés leur réponse.
Je
posais mon arme avec délicatesse sur la vielle table de cuisine, en gardant ma
main dessus et mon doigt à l’affût. La vieille dame préparait son café avec
brusquerie en marmonnant que je me trompais, forcément, je me trompais.
—
Vous, vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
L’homme
redressa un peu le menton, tira sur sa manche, et pour toute réponse cligna des
yeux sous le regard de sa femme qui s’était retournée, et se cramponnait au plan
de travail.
—
Chéri ?…
Il
lui adressa un regard furtif avant de revenir sur moi.
—
C’est le père du petit, murmura-t-il de manière à peine audible.
La
femme se contenta de porter la main devant sa bouche et de fixer ses pieds. Lui
se frotta le nez.
J’ignore
pourquoi, mais ce geste insignifiant me fit réagir. Je n’en avais pas
l’intention, je ne l’avais pas prévu, et ça m’a presque pris au dépourvu. Je me
suis mis à marteler son prénom avec force. Encore et encore, comme ivre, et je
l’étais certainement. Ivre de douleur.
—
Mathis. Il s’appelle Mathis, ai-je fini par reprendre plus doucement en me
rasseyant, car je m’étais levé mais n’en avait plus souvenir.
Je
posais à nouveau le fusil sur la table. Mes doigts semblaient faire corps avec
l’acier froid - je ne me sentais pas capable de les en détacher.
La
machine à café ronflait, indifférente. Elle, pleurait en silence, pétrifiée.
Lui n’avait pas bougé. Il avait simplement fermé les yeux. Je me frottais les
miens, pour reprendre mes esprits, ou contenance, je ne savais plus.
Je
sortis alors une photo de Mathis et la posais sur la table, au centre, devant
le fusil. C’était un vieux cliché, un peu écorné, que j’avais accroché sur le
frigo pour les soirs où il était chez sa mère. Il paraissait très blond sur cette
image, malicieux et doux. Il tendait une coquille d’escargot peinte, et ses
petits doigts étaient couverts de gouache rouge, jaune et verte. Son sourire et
ses yeux confiants me transpercèrent le cœur. Il avait quatre ans.
—
Ouvrez les yeux. Ouvrez les yeux et regardez-le.
Je
tapotai le cliché de l’index.
—
Pourquoi ? Comment avez-vous pu ne rien faire ?
L’inconnu
regarda le tendre enfant. Sa lèvre
trembla un peu, il ouvrit la bouche mais n’en sortit pas un son. Le silence
s’installa, juste troublé par le ronronnement du café qui s’égouttait.
—
Laissez le. Il n’y est pour rien. Nous…
La
femme s’était arrêtée de pleurer. Elle déglutit. Savoir de quoi il retournait
l’avait soudain enhardie.
—
Nous sommes désolés, vraiment désolés de ce qui lui est arrivé. Mais mon mari
n’y est pour rien.
—
Pour rien ? C’est exactement ça le problème. Il n’a rien fait. Rien du
tout.
Je
ponctuais chaque mot de mon poing sur la table.
—
Il aurait pu le sauver. Il aurait pu… Il aurait DU le sauver…
Les
images s’entrechoquaient dans mon esprit. Je revoyais Mathis, son T-shirt de
Superhéros plein de glace, acculé dans ce recoin de fête foraine. Il était
tard, il aurait du être couché depuis longtemps. Sa mère m’en avait fait le
reproche bien sur, et elle avait raison. Mais j’avais rencontré un copain, nous
buvions un coup, c’était l’été, il faisait chaud et le gosse s’amusait bien.
Quel enfant n’aurait pas été ravi de veiller pour cause de fête foraine ?
Et
puis la remarque d’une femme derrière moi, dont j’étais même incapable de
revoir le visage. Le gamin, disait-elle, le gamin… J’avais jeté un coup d’œil,
distrait de ma conversation. J’avais vu Mathis, mon petit ange blond, se
faufiler entre deux attractions. Si petit, si menu. Se glisser entre deux
barrières, se retrouver dans la zone du manège.
Et
cet homme. Cet inconnu. Je ne voyais que son dos, sa veste sans manche de
pêcheur du dimanche. A quoi ? Deux mètres, trois maximums ? Il
n’avait pas bougé. Il n’avait pas enjambé la barrière pour attraper mon fils.
Il n’avait rien fait.
Il
avait juste regardé Mathis reculer un peu plus, jusqu’à être sur les rails du
train fantôme arrivant à toute allure, percutant mon enfant de tout son poids.
Mon fils, mon petit, mon crapaud. Léger comme une plume, il s’était envolé,
comme les héros de son imaginaire fantastique. Et le temps s’était arrêté.
—
Mais que vouliez vous donc qu’il fasse ?
L’épouse
fidèle avait repris la défense de son mari plongé dans un mutisme obtus.
—
Vous auriez dû le surveiller. Rester avec lui…
Sa
voix était devenue plus dure. Ses paroles me firent manquer une inspiration.
Dieu qu’elles étaient vraies. J’avais failli. Ce n’était certainement pas la
première fois, je n’avais pas toujours été un père exemplaire. Je ne l’avais
même pas vraiment désiré cet enfant. Mais enfin on l’avait fait. Parce que ça
se fait, n’est-ce pas, après quelques années de mariage ? Et puis il avait
été là, et si je n’avais su lui donner le temps et l’attention qu’il aurait
méritée, il avait pris mon cœur et mon âme. Il m’était devenu tout.
Je
ne l’avais pas bien surveillé. Mais lui, cet homme, avait eu l’opportunité
physique, simple et immédiate de le sauver.
— Arrête, l’interrompit le vieil homme avec un
sourire entendu à sa compagne. Ca ne sert à rien. Puis se tournant vers
moi : je n’ai rien pu faire, c’est tout.
Il
parlait posément. Je n’avais pas l’impression qu’il attendait quelque
compassion que ce soit de ma part, ni même qu’il la recherchât un tant soit
peu. Il semblait surtout las et résigné.
— Elle n’y est pour rien, ajouta-t-il.
—
Je n’ai pas l’intention de lui faire du
mal, répondis-je simplement.
La
vieille dame se remit à pleurer silencieusement, seulement trahie par quelques
hoquets.
—
Quel est votre groupe sanguin ? enchaînais-je abruptement.
—
Quoi ? Pourquoi il te demande ça ? Non….
L’homme
me fit un signe de tête vers sa femme, et j’acquiesçai. Il se leva lourdement
pour la prendre dans ses bras.
—
Le petit a besoin d’une greffe, murmura-t-il à son oreille. Et plus fort, à mon
intention : B+.
Je
ne me perdis pas en conjonctures inutiles. J’ignorais comment il pouvait
savoir. Quelle infirmière nous avait trahis : la grande blonde
compatissante, ou la brune un peu sèche. L’imposante matrone qui lavait Mathis
ou la jeune acnéeuse qui n’osait pas me regarder dans les yeux. Peu importait.
—
Rasseyez-vous, lui dis-je calmement. Je crois que le café est prêt. J’en
prendrai bien une tasse, s’il vous plait.
Et
tandis qu’elle le servait dans un mug taché, tremblante, il obéit docilement.
Je
bus le breuvage brûlant. La douleur réveilla un peu mes sens. L’odeur
aiguillonna mon esprit. Le goût me rappela les matins tranquilles, Mathis qui
jouait sur le tapis, ou qui regardait un dessin-animé, le pouce dans la bouche.
Son grain de beauté au-dessus de l’arcade gauche, ses ronchonnades au levée, le
contact de sa peau de bébé. Son odeur, ses petits bras qui m’enlaçaient en me
disant « Papa, un câlin ! ». Ces matins bonheurs qui n’en
portent le nom que lorsqu’on les a perdus.
Alors
je me levai et la chaise se renversa. Ce n’était pas intentionnel. Une
maladresse, une de plus. Je ne voulais pas faire dans la violence ou le
mélodrame, je ne voulais pas être pathétique. Je voulais une réponse.
Je
collais mon arme contre sa tempe. Il ferma les yeux et je sentis son corps
contre le mien se crisper. Je crois que sa femme se mit à crier mais je n’en suis pas sur.
Je
m’inclinai vers l’oreille du vieil homme et lui chuchotai doucement, très
doucement :
—
Pourquoi ?
Il
pleura enfin. Une larme, une seule et sans bruit, mais allez savoir pourquoi,
cela me sembla suffisant pour estimer qu’il pleurait.
—
Il n’a pas voulu… Je lui ai dit de venir vers moi, que c’était dangereux, mais…
il m’a dit qu’il n’avait pas le droit de parler ou suivre les inconnus. Et que
moi j’étais un inconnu. Et plus j’avançai vers lui, plus il reculait. Alors je
me suis arrêté.
Il
fit une pause pour reprendre sa respiration. Il avait débité sa tirade d’un
trait. Moi j’étais tétanisé.
—
J’ai essayé de le convaincre que je n’étais pas un inconnu, que je connaissais
son papa et sa maman. Mais il …
Il
se tut. Parce que nous connaissions tous la suite. Et dans un murmure :
—
J’aurai tant voulu que les choses soient différentes…
Je
baissai mon fusil.
Je
me revis répéter sans cesse à mon enfant qu’il ne fallait pas parler aux
inconnus, obsédé que j’étais par la peur de l’autre, agressé par ces vidéos sur
internet où l’on voit un homme entraîner des enfants grâce à un bonbon, un
chien ou quelques paroles. Obnubilé par les alertes enlèvements, et les faits
divers de disparition d’enfants. Mon ex-femme me disait que ce n’était pas
sain. Mais je m’obstinai à faire comprendre à Mathis qu’il ne fallait pas
approcher des étrangers.
C’était
un garçon intelligent, il avait compris.
Lui
avais-je répété ce soir-là ? Oui, bien sûr. 3 ou 4 fois. J’y voyais une
assurance, ou un dédouanement à une attention vacillante. Et j’avais ponctué
mes recommandations d’un «Tu écouteras Papa, hein ? ». Il m’avait
répondu d’un ton appliqué : « Oui, mon Papa ». C’était un enfant sage.
Alors
je refis le tour de la table et me rassis.
—
Ne faites pas ça, murmura le vieil homme, paraissant inquiet pour la première
fois.
Je
lui répondis par un triste sourire. Je pris le cliché de Mathis dans ma main et
m’abîmai dans ses yeux, dans mes souvenirs. Je ne verrai pas Mathis se remettre,
grandir et devenir un homme. Je ne sentirai plus sa chaleur contre moi, ni
n’entendrai son rire. Mais je lui laissai une chance de le faire à nouveau.
Moi
j’étais compatible.
J’embrassai
le cliché, adressai un sourire fatigué à cet inconnu et m’apprêtai à affronter
une autre grande inconnue.
—
Il faut guérir maintenant, ai-je chuchoté à un Mathis figé. Tu écouteras Papa,
hein ?
Avant
de retourner l’arme contre moi.
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