lundi 7 septembre 2015

Vous qui venez si tard...

Troisième prix de la Catégorie Tous Public :
Vous qui venez si tard…, Françoise Bidois


Elle revient de la boulangerie. Dans la rue encore déserte à cette heure de l’après-midi, elle va comme au bout de sa vie, marchant en claudiquant, tête inclinée pour aucune autre destinée. Sur le trottoir, un moineau picorant les miettes oubliées par d’autres passants, l’a fait s’arrêter. Un instant elle hésite, puis elle pose la main vers le pain qui dépasse de son cabas. Sur la croûte craquante ses doigts se sont crispés. Pour ce petit oiseau, elle pense un instant pouvoir partager en souriant son léger quotidien… Par simple charité ou avec générosité ? Puis son geste se suspend, il n’apportera rien. Après tout, l’oiseau a chaque jour les miettes des autres personnes. Sa misère est si lourde, comment la supporter ? Mais l’oiseau la regarde comme pour la remercier. Elle reprend son chemin jusqu’au placître de l’église, et s’assoit sur le banc à l’ombre du platane. Le moineau est encore là, il n’a même pas voleté, juste sautillé derrière elle, et le voici campé, inclinant la tête d’un côté à l’autre. Les paillettes dorées tombent à la volée. Le petit piaf heureux embellit sa soirée. Elle lui sourit et le regarde picorer nerveusement dans le gravillon.  

Seule au monde, elle n’a plus de famille, plus d’enfants présents, peu d’amis, beaucoup sont absents depuis trop longtemps. Elle se remémore le passé, elle songe qu’à tout instant il lui aura fallu prendre des décisions. Aucune ne lui a paru compliquée, qu’avait-elle à craindre de l’avenir ? La vie était tracée, comme toute autre vie. Et pourtant les craintes ont rempli ses journées, ses nuits. Son chemin se reproduisait, à son corps défendant. Courageusement, il lui suffisait de faire face à cette destinée. Qui pourrait être sûr de son avenir ? Elle n’était qu’une femme, la jeune fille qu’elle fut était si loin maintenant. Pourtant elle la retrouvait toujours en elle, avec ses espoirs et cette envie de bonheur, cette soif de poursuivre son existence, quelles que soient les embûches. Laisser la fin dans un horizon lointain et brumeux…

Si on lui avait dit ce que serait sa vie, en aurait-elle était plus confiante ? Moins craintive ? Qui peut savoir ce qu’il y a derrière l’hui d’une maison inconnue ? Elle sait qu’elle a toujours été dans l’interrogation devant les portes qui devaient lui offrir le bonheur ou le chagrin, mais elle les a franchies, obstinément. Elle a connu l’amour sincère, la chaleur d’un foyer, les pas des enfants qui couraient dans la maison, leurs rires, leurs chamailleries. Une vie de tendresse, faite aussi de contacts humains, plus ou moins agréables… Puis comme une rivière sa vie a suivi un parcours parfois tumultueux, parfois paisible. Que vit-elle à présent ? Le manque, oui c’est là le plus difficile : ce qui manque ! Une vie sans chaleur, sans entraide, sans écoute ni échange, ne plus rien avoir à construire, à espérer et surtout ne pas arriver à se séparer du passé. Juste partager son pain avec un moineau…

Son plaisir quotidien dans cette grisaille monotone est de parcourir le journal, celui que lui laisse depuis quelques mois, le concierge de son immeuble. Peu lui importe les nouvelles tardives, elles ne l’intéressent que superficiellement. Pour elle, il est trop tard ! Qu’espérer d’un monde utopique ? Non ! Les rubriques politiques et autres ce n’est pas ces pages-là qu’elle lit, juste les gros titres qu’elle peut encore déchiffrer sans lunettes. Curieusement, elle s’est passionnée pour les dernières pages du quotidien. Cela l’amuse de rêver en pensant souvent : « Comme les gens sont étranges, il y a ceux qui veulent changer de logement, de voiture, trouver le meuble qui leur manque, revendre, etc. » De colonne en colonne son imaginaire se concrétise, elle assiste à d’autres vies qu’elle crée au gré des « petites annonces ». C’est ainsi qu’elle a commencé à suivre du doigt les annonces matrimoniales…

 Sans s’en rendre compte elle a parlé à mi-voix, le petit piaf, pattes écartées est toujours devant elle. Il n’y a aucun passant dans le secteur, alors elle poursuit son monologue en fixant cette petite boule de plumes qui semble si attentive. Elle lui explique, avec parfois un rire espiègle qui roucoule dans sa gorge, de quelle façon elle s’est enhardie un jour. Elle a sorti ce bloc de courrier, oublié au fond d’un tiroir, elle a même retrouvé le stylo-plume et la bouteille d’encre délaissés depuis une éternité. Elle en a passé du temps à nettoyer le vieux stylo plaqué-or, mais il a fini par se remplir d’encre bleue, et accepté de faire des pleins et des déliés lorsqu’elle a commencé la première lettre. De jour en jour elle a répondu à quelques-unes de ces demandes. Mais oui ! Elle a reçu des réponses, elle les a classées soigneusement, comme elle a souvent barré les feuilles en tout genre, parfois page de cahier d’écolier, maladroites, vulgaires, certaines très osées, jusqu’à cette annonce :

Homme 70 ans, veuf, physique agréable, assez cultivé, attentionné, bonne éducation, rencontrerait femme dans mes âges, sensible, mature, soignée, pour construire relation sincère, amoureuse forte et durable. Pas sérieuse s’abstenir.

Suivait un code puis comme toujours l’adresse fournie par le journal. Alors un long échange a commencé, entre elle et cet homme. Des pages où renaissait leur vie passée, mais surtout très vite les propos sont devenus affectueux, tendres parfois enflammés ne parlant plus que de l’avenir, cet Inconnu ? Et lui, cet inconnu, quel homme était-il ?

« Qu’en dis-tu toi, petit pierrot du ciel, ai-je tort de croire que cette troisième vie peut encore être heureuse ? Suis-je vraiment amoureuse de cet homme qui devrait me rendre heureuse et que j'aime de tout mon cœur. Il a réveillé en moi avec une vigueur presque irréelle, cette flamme d'amour enfouie au plus profond de mon être, que je croyais avoir oubliée. Cet homme qui a su conquérir mon cœur, qui me comprend. Je me sens bien, c’est un être sensible, quelqu'un devenu cher à mon âme, dont j’aime tant l’écriture. Ces lettres si agréables que je lis sans cesse en attendant la suivante venant faire écho aux miennes. Tiens ! Écoute la dernière que j’ai reçue, je l’ai là sur mon cœur :

Très chère amie, ma Mie,

Je lis et relis votre poème amoureusement. Encore un cadeau, votre générosité est sans limite. Les rubans trainent autour du paquet, je n'ai pas tout apprécié déjà, ni même bien compris toute sa valeur, il va me falloir du temps pour me réjouir ou m'attrister selon ce que je vais comprendre. Je vais savourer vos mots que vous avez ainsi assemblés sur le papier et en goûter la musique. Voyez déjà le miracle, c'est vers vous et non plus vers mon désir que se polarise mon esprit.

Tout d’abord, comment définir dans notre cas le mot sincérité ? À ce stade de notre relation, je suis sincèrement heureux de vous lire. C’est pour l’instant la seule certitude. Comme je vous l’ai dit, je n’ai jamais eu d’aventure amoureuse étant complètement épris de mon épouse. Donc je suis naïf en ce domaine. Pour lutter contre la solitude après son départ j’ai, par l’intermédiaire de ce journal, fait quelques rencontres, mais n’ai jamais éprouvé de sentiments amoureux profonds, juste un plaisir partagé, parfois une complicité limitée à certains domaines. Donc je n’ai pas de passé douloureux, bien au contraire. J’en remercie la vie. Je ressens à vous lire, un passé bien plus décevant que le mien, et je remarque que vous dominez bien votre amertume tout en l’analysant, en la disséquant finement.

Je n’ai pas envie de jouer, mais je ne me prends plus au sérieux, le temps qui m’est imparti touche à sa fin, alors l’engagement pour la durée devient dérisoire. Non, je ne me sens pas piégé, mais bien questionné sur la dignité de mon comportement. Suis-je digne de ce que vous décrivez ? Je ne désire aucune preuve, votre parole est validée. Si j’ai parlé de mon désir, qui est réel, de pouvoir vivre la tendresse amoureuse, il faudra que mes sentiments soient à ce moment, sincères. Je suis un mauvais comédien. Bien sûr tout cela est bien prématuré, d’abord une rencontre sera indispensable. Les méthodes modernes de communication inversent les processus, on parle de ses désirs, et puis on se rencontre, les situations sont transformées.

J’ai un peu répondu rapidement, ayant été bien occupé cet après-midi, mais je ne veux pas faire attendre plus celle qui me donne tant avec tant de talent. Je vous propose notre premier rendez-vous, à la gare voisine de chez vous. J’attends votre prochaine lettre m’en donnant le jour et l’heure… »

Le moineau s’élève un moment au niveau du visage de la vieille femme, puis il vient se poser sur son bras tandis qu’elle sort de son cabas, une autre feuille pliée dans une enveloppe :

« Vois-tu l’oiseau, dit-elle, j’ai préparé ma réponse et ne sais encore si je vais la poster, car cette fois le rendez-vous est fixé. Si j’y vais et que je me suis trompée ? Ou bien encore, si je suis dupée ? Est-ce raisonnable à mon âge de foncer vers l’Inconnu ? »

Elle se met à lire en murmurant, cette feuille calligraphiée avec soin, comme si l’oiseau était devenu un confident attentif, comme si elle attendait de lui l’ultime conseil d’un complice :

Très Cher et tendre Ami,

Même s’il est flatteur pour une femme d’éveiller le désir, il est vrai qu’elle apprécie aussi d’être vue dans toute sa personnalité, ce que je préfère donc c’est que vous ne me voyiez pas comme un simple objet de convoitise. Ce que j’ai aussi apprécié, c’est votre honnêteté vis-à-vis de votre état physique actuel.  Je sais que dans sa tête on est toujours l’adulte qui s’est construit, dans toute sa maturité et si dans son corps le temps a passé et fait quelques ravages, il est raisonnable de garder cette flamme car dans un couple qui s’aime les caresses et l’affection sont toujours aussi importantes dans la relation. Je comprends que depuis que vous vous êtes retrouvé seul vous ayez eu envie de faire quelques connaissances, et cherché les rencontres.  Ce que la rapidité des communications offre le plus souvent à l’heure actuelle : d’abord l’envie d’assouvir ses fantasmes et comme certaines personnes ne cherchent que cette forme de relation, on trouve aisément. Il est facile de briller quand en plus on vous offre ce que vous n’avez pas forcément connu, libération de libido, étonnement de la première découverte… La première rencontre physique donne à la relation un éclat amoureux, alors qu’il ne s’agit surtout que d’une excitation qui ressemble à un embrasement d’amadou. Mais dans la continuité, quand on découvre l’autre que la stimulation s’amenuise, on s’aperçoit que cela ne peut continuer sans les sentiments et le respect de l’autre. Ce sont là les découvertes que l’on fait à l’adolescence, feux de joie, feux de paille, et l’on papillonne tant qu’on n’a pas rencontré tout ce qui fait qu’une relation peut perdurer, ou l’on attend sagement que la rencontre se fasse plus dans la connaissance et la révélation d’un couple, avec tout ce que cela implique d’échanges, de concessions et disons-le d’amour.

Vous voulez définir la sincérité dans notre cas, je crois que vous en avez déjà construit une partie par votre franchise, et je peux vous dire que je ne triche pas, mes poèmes et propos étaient aussi pour me définir honnêtement. Sans orgueil, mais fière d’être une femme qui sait donner dans la vie avec générosité, son corps quand elle donne son cœur, car chez moi les deux battent l’amble. Quel que soit le temps qui me reste je veux le vivre bien et je ne supporte pas le mensonge, la tricherie comme je ne l’ai jamais admis et dû malheureusement le supporter ; et par ce fait ne le donne pas à supporter non plus.

J’ai su conserver ma libido, puisqu’il faut en parler, même s’il n’en reste que des braises, le feu n’a jamais pu être éteint même sous les pires orages, sauf qu’elle ne fut plus donnée aux hommes qui m’ont perdue. 

Je ne vous juge pas, je vous comprends bien, car s’il en était ainsi de vos sentiments, je crois que je ne ferai pas ce parcours avec vous, et j’ajouterais que je ne suis pas d’accord avec Friedrich Nietzsche qui disait : « La femme n'est pas encore capable d'amitié : elle ne connaît que l'amour ». C’est jugement au tranchant d’un homme, je suis aussi capable d’amitié. Appréciée d’ailleurs par mon ouverture d’esprit, ma liberté dans mes propos et mon art de manier les mots pour exprimer l’érotisme, qui s’approche plus du désir amoureux que ne l’a fait le Marquis de Sade. Sans gêne et sans vice, directe et naturelle, juste moi.

J’aime à penser que nous serons l’un pour l’autre la joie tant espérée, le bonheur qui ne s’installe jamais pour mieux être là tous les jours, sans routine, avec toujours à découvrir. Dans un flot d’émotions qui me submergent, j’espère n’avoir que douceur et tendresse venant de vous tandis que je voudrais vous donner le bonheur de croire en mon amour. J’essaie de vous le dire, l’écrire pour que vous y croyez bien, sans arrière-pensées, ni doute. Bien sûr, tout cela est si récent et foudroyant, que vous comme moi, nous devons nous en étonner. Y croire est le sublime présent que je puisse vous faire.
Pour tout ce qui nous reste à vivre avec notre amour.
Vous qui venez si tard, dont je ne sais le nom, et moi qui vous attends, enveloppée de laine… je serai ce dimanche assise sur le banc devant la gare, vêtue de bleu, avec un châle blanc sur les épaules. »

Pour remercier l’oiseau de l’avoir écoutée, elle lui donne encore quelques croûtes puis lentement se lève et se dirige vers la rue de la boulangerie. Elle reprend sa démarche cahotante, avec au cœur cette image qui l’enchante : l’ombre d’un homme marchant à ses côtés. Alors même si ce soir le repas sera plus sobre, l’oiseau lui a confié qu’elle n’était pas l’opprobre de cette société qui oublie en chemin, les faibles, les déshérités, ceux qui sont sur la fin. La plus sérieuse des questions est avant tout : doit-on se ronger les sangs pour tout ? Ne devrait-on pas plutôt conserver son énergie pour vivre les meilleures secondes qui restent sur la route qui mène au bout du chemin de sa vie, afin d'en faire le voyage uniquement en accord avec soi-même. Qu’importe l’Inconnu quand il reste si peu de temps pour le découvrir.
           
Au coin de la rue, déchiffrant lentement l’heure de la prochaine levée, hésitante, elle laisse glisser l’enveloppe dans la boîte jaune qui se referme d’un claquement sec.

Ce dimanche-là, sortant de la gare parmi un léger flot de voyageurs, un septuagénaire distingué sembla chercher quelqu’un du regard. Il vit le banc sur lequel sautillait un moineau…


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