lundi 7 septembre 2015

Impressions de voyage

Premier prix de la Catégorie Tous Public :
Impressions de voyage, Jean-Yves Renouf


Voilà, je suis à nouveau vivant ! J’ai été mort pendant trois semaines, c’est ce que m’a dit un toubib hier, à mon retour au pays des mortels. Trois semaines de mort clinique ! J’ai été maintenu en vie artificielle à l’aide de tubes branchés dans les veines et dans le pif. Je suis conscient, je peux bouger, un peu, pas beaucoup, j’entends ce qu’on me raconte, mais je ne peux pas parler, allez savoir pourquoi. Je réponds aux questions par un signe de tête. Avez-vous soif ? Avez-vous bien dormi ? Je fais oui, ou non de la tête, c’est selon. C’est dommage que je ne puisse pas parler, parce que j’aurais des choses à raconter. Mais peut-être vaut-il mieux que je ne les dise pas ces choses, et que je garde pour moi ce que j’ai vécu, (pas sûr que avoir vécu soit la bonne expression) pour que ce qui se passe après la vie conserve sa part de mystère, son parfum de l’inconnu.

Je suis cloué sur mon lit d’hôpital à souffrir le martyr, sans pouvoir me lever. J’ai mal partout malgré la morphine qu’on me refile à fortes doses. Si je me souviens bien, j’ai un cancer généralisé. Je ne suis plus en phase terminale puisque j’ai déjà passé l’arme à gauche. Si je refais surface, c’est seulement pour un tour d’honneur, pour faire du rab en somme. Mireille passe ses journées au pied de mon lit, sans me quitter de ses yeux de cocker battu. Ses airs de mater dolorosa qui lui vont si bien, ne me donnent pas l’envie de m’attarder dans ce bas monde. Vivre n’est pas nécessaire si ce n’est d’être heureux aurait dit Jules Renard. J’espère que les toubibs ne vont pas me maintenir trop longtemps dans cet état de larve intubée et qu’ils vont me laisser mourir en paix, mais pour de bon cette fois-ci, parce que j’ai hâte de retourner d’où je viens.

Mon retour inopiné au pays du sourire, m’a fait manquer le débat entre Einstein et Schrödinger. Débat qui s’annonçait passionnant. Depuis mon arrivée chez les morts, je suivais les conférences d’Einstein. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais ça me plaisait de l’entendre nous raconter, avec un humour particulier, les lois de la relativité restreinte, tout ça sans tableau, sans livre, sans polycopié, juste oralement. Fallait s’accrocher. Jusqu’au jour où Schrödinger l’a interpellé pour dire que sa théorie n’était pas compatible avec la physique quantique. Einstein l’a invité à venir en débattre le lendemain dans le grand amphi. Et c’est à ce moment que je suis redevenu vivant. Maintenant, j’ai droit à la conversation de Mireille, c’est plus facile à suivre. De sa voix geignarde, elle me raconte les émissions qu’elle regarde le soir à la télé. Toute seule, ne manque-t-elle pas de spécifier sur le ton du reproche. Elle a l’air de m’en vouloir d’être mort avant elle. J’ai droit aussi aux passionnantes nouvelles de la famille, enfin de sa famille, parce que moi de famille je n’en ai pas. Plus de parents, pas d’enfant, quelques vagues cousins perdus de vue et de rares copains qui se sont vite lassés de rendre visite à un légume… Je n’ai que Mireille. Je devrais dire que Mireille n’a que moi, ce serait plus juste. Mais je cause, je cause, alors que je vous sens piaffer d’impatience, votre curiosité piquée au vif. N’attendez-vous pas que je vous raconte comment ça se passe une fois qu’on a quitté ce monde de brutes ? Eh bien je vais vous le dire, mais pas tout. Il faut garder une part d’inconnu, n’est-ce pas ?

La première chose qui frappe quand on arrive, c’est le nombre. Le mort est nombreux. Pensez, depuis le temps ! Pas la peine de chercher à retrouver des parents ou des copains dans une telle multitude, vous y passeriez le restant de vos jours. Vous devez compter sur le hasard. C’est comme ça que j’ai rencontré Einstein, par hasard. Après le nombre, l’autre chose qu’on ne peut éviter de remarquer, avec une certaine gêne, je le reconnais, c’est la nudité généralisée. Oui, les morts sont à poil. Ici, il n’y a pas de magasin de fringues, alors quand les vêtements que vous portiez à votre arrivée sont tombés en lambeaux, il vous est impossible de vous en procurer d’autres. C’est à ça qu’on reconnaît les nouveaux venus, ils sont vêtus, ce qui leur laisse le temps de s’habituer au naturisme. On devine ceux qui viennent du cimetière, à ce qu’ils sont nippés comme pour un enterrement. Les autres morts, je veux dire les morts, morts depuis longtemps, se baladent le cul à l’air sans avoir l’air gêné. Les hommes se baguenaudent la queue au vent sans complexe, sans que les femmes aient l’air d’y prêter attention. Et pourquoi se couvrir alors que mort on n’a pas froid ?  Mais au début ça choque. Imaginez une seconde, juste une seconde car il ne faut pas faire trop peur, que vous débarquiez dans une maison de retraite où tous les pensionnaires se baladent à oilpé ? Hein, vous me comprenez maintenant ?

Une autre chose importante que l’on découvre ensuite, c’est qu’on conserve la physionomie qu’on avait au moment de sa mort, et ce, tout le temps qu’on est mort. A ce sujet je voudrais mettre en garde celles et ceux qui veulent faire des heures supplémentaires dans la vraie vie, qu’ils n’oublient pas que quand ils seront morts, ils feront des morts vieux et ce pour l’éternité. Il faut bien se mettre dans la tête que quand on est mort, c’est pour longtemps ! Ce n’est donc pas la peine de vouloir vivre trop longtemps, de chercher à jouer les prolongations, parce qu’après on fait un vieux mort. Ou un mort vieux. Un mort vieux à poil qui plus est, je vous laisse imaginer…

Ce que je vais vous dire maintenant va en angoisser plus d’une, plus d’un. Là-bas il n’y a ni télévision, ni smartphone, ni internet, ni portable, ni facebook, rien, même pas le téléphone fixe… Oui, je sais c’est une très mauvaise nouvelle, mais c’est comme ça. Il faut s’y faire. En fait, il n’y a rien de matériel, pas d’objet, pas de bagnole, pas de meuble, pas de livre, pas de disque, c’est un monde vidé de toutes les saloperies qui encombrent le nôtre, celui des vivants.

Quand on est mort, je disais qu’on n’a pas froid, on n’a pas faim non plus. La nourriture c’est pour les vivants. Ne dit-on pas qu’on doit manger pour vivre ? Si on n’a pas froid, si on n’a pas faim, alors vous aurez compris, on n’a pas besoin de travailler pour… comment dire… vivre ? Quand on est mort, on n’est jamais fatigué. Je parle du corps, parce que pour la tronche c’est différent. Après vous être appuyé une conférence de deux heures avec Einstein, croyez-moi, vous avez besoin de prendre l’air, si je peux me permettre. Il vous faut récupérer. Mais pour le corps, il n’y a pas de problème, on ne le sent pas. Dans tous les sens du terme d’ailleurs. Je veux dire qu’on ne sent ni fatigue, ni odeur. Les morts ne sentent pas mauvais comme les humains. C’est ce que j’ai remarqué à mon retour sur Terre, les vivants ne sentent pas bon, ils puent. Quant à la fatigue, c’est bien un truc de vivant de croire que les morts reposent, alors que du repos ils n’en ont pas besoin.

Ce qui est bien chez les morts, c’est les possibilités infinies de rencontres. Tenez, moi, je me suis pris d’amitié avec un ancien grognard de la garde impériale, un de ces crétins qui allaient se faire étriper, le cœur léger, le sourire plus large que la jugulaire, pour s’être fait amicalement tirer l’oreille par le « petit caporal ». Emile Letrac, c’est le nom du gus, est mort noyé dans les eaux glacées de la Bérésina, pendant la retraite de Russie. Ça ne fait pas de lui un mort très présentable. Il n’a plus de doigts aux mains, ni d’orteils aux pieds (peut-on avoir des orteils ailleurs qu’aux pieds ?) et ses oreilles ont été à moitié bouffées par le gel. Bien que mort à trente trois ans, on dirait un vieillard. J’aimais bien l’écouter me raconter les batailles napoléoniennes qu’il a toutes connues. J’en ai plus appris sur le Premier Empire en trois semaines, qu’un thésard en six années d’étude sur le sujet. Il m’a appris à jouer aux échecs sans échiquier, simplement en annonçant la marche des pièces, fou blanc f1b5, cheval noir c6a5…. Il faut se représenter toutes les pièces de l’échiquier. Cela s’appelle jouer à l’aveugle. Ce n’est pas rien au début, mais en trois semaines, j’ai fait de gros progrès. C’est pareil pour tous les jeux, on joue en aveugle, ce qui interdit les jeux de cartes et les jeux de hasard, trop compliqués. Ces exercices d’abstraction rendent les morts intelligents. Ils développent des facultés cérébrales qu’ils négligent lorsqu’ils sont vivants, ce qui me fait dire que les morts sont largement moins cons que les vivants. Mon grognard par exemple, qui ne devait pas être une lumière quand il suivait Napoléon comme un toutou, il ne joue pas seulement aux échecs les yeux fermés, il apprend le russe. Peut-être vous demanderez-vous s’il est bien utile d’apprendre le russe quand on est mort ? Eh bien, vous auriez tort, car des Russes morts, il y en a un paquet, il y en a partout et, comme chez tous les peuples qui en ont bavé, il y a beaucoup de jeunes, enfin des pas trop vieux, parmi eux. Des femmes jeunes, enfin pas trop vieilles. C’est ce qui doit intéresser mon grognard, la russe accorte. Car je ne vous l’ai pas dit, mais la mort n’ôte rien de notre concupiscence. Pas pour tout le monde, seulement pour celles et ceux que la chose intéresse. C’est la raison, je me permets de revenir là-dessus, pour laquelle il vaut mieux ne pas mourir trop vieux. Moi par exemple, avec mon cancer généralisé qui me laisse que la peau sur les os, je ne vais pas faire un mort très sexy. Je n’aurai probablement droit qu’aux valétudinaires et aux vieilles qui totalisent un maximum d’heures de vol au compteur. Les morts sont désinhibés, c’est bien le moins. Avec tous les petits vieux plus ou moins vicieux qui se baladent au milieu de toutes ces femmes à poil, il n’est pas rare d’entendre, comme dans le métro aux heures d’affluence, une baffe claquer. Mais ici ça fait marrer tout le monde, car si on commence à empêcher les mains baladeuses, nous les vieux qu’est-ce qui va nous rester ? Je vous le demande.

Chez les morts on rencontre toutes sortes de gens, comme chez les vivants. Il y a les tristes, ceux qui en ont salement bavé leur vie durant ; il y a les résignés, qui acceptent leur statut de mort en silence, et il y a les rigolos qui n’en font pas une montagne d’être là, ceux qui se sont adaptés à tout de leur vivant, au service militaire, au boulot, à l’usine, au mariage, aux p’tits chefs… Certains aiment à raconter des histoires qu’ils croient drôles et faire des blagues qui, je le confesse, ne font pas rire tout le monde, mais que voulez-vous, ils mettent un peu d’ambiance. On peut dire de ces morts que ce sont de bons vivants !

Toutes les histoires de porte du paradis ouverte par Saint Pierre, de pesée des âmes par Abraham, des élus d’un côté et des damnés de l’autre, tout ça sont des salades. Il n’y a rien de vrai là dedans. En revanche certains m’ont dit avoir croisé Jésus. D’après eux, il serait en assez mauvais état. Il n’aurait pas très bien supporté la flagellation suivie de sa crucifixion. D’autres m’ont affirmé avoir vu Mahomet. Il va bien merci, il est toujours entouré d’une cohorte de houris, c’est du moins ce qu’on m’a rapporté. Tout compte fait je vous en ai dit pas mal sur ce qui nous attend au royaume d’Hadès. Ça n’a pas grand-chose à voir avec la Divine Comédie de Dante, qui ment quand il raconte avoir fait le voyage avec Virgile.


Quand on cessera l’acharnement thérapeutique et qu’on me laissera retourner dans l’au-delà, je tenterai de retrouver Socrate, dont j’aimerais bien suivre l’enseignement. Si je ne le trouve pas, ce sera Pythagore ou Spinoza. Mais pas Deleuze, Derrida ou Althusser, merci bien. Vous voyez, j’ai des projets. Alphonse Allais nous conseille qu’il ne faut jamais faire de projet, surtout en ce qui concerne l’avenir. Mais justement quand on est mort on n’a plus d’avenir, alors on peut faire de grands projets. Et puis, c’est quand on est mort qu’on a le temps de les réaliser.

1 commentaire:

  1. Excellent, merci beaucoup, j'ai passé un bon moment à vous lire. Ce qui m'a fait penser à un livre de Sim traitant du même sujet, je ne sais pas si vous connaissez.

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